jeudi 30 octobre 2014

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La ligne des glaces
Emmanuel Ruben
Éd. Payot & Rivages, 2014, 320p.

Histoire… la seule Géographie

            « Tout le monde, ici, a l’impression de ne vivre nulle part. » Ici, c’est dans le Nord, quelque part sur les bords de la Baltique, en Grande-Baronnie, « une miette d’Europe » ; le pays jamais nommé, «comme s’il n’avait jamais existé avant 1991. Comme si 1991 était son année zéro».
Marqué par les influences de tout le continent, nordiques, germaniques, russes et même italiennes, ce pays dont on ne sait même pas s’il est d’Europe Centrale, du Nord, de l’Est ou de l’Ouest n’est qu’un non-lieu aux contours indéterminés. Samuel Vidouble, jeune diplomate en herbe, embarque comme volontaire international à l’Ambassade de France pour ce petit pays mystérieux pour mission de délimiter sa frontière maritime qu’aucun traité n’a jamais ratifiée, ou, plus précisément, les frontières du dit pays aux jeux économiques cruciaux. Cette tentative de cartographie s’avérant être irréalisable, impossible, vouée à l’échec, engendre son propre effacement ; Samuel perd son enthousiasme, sombre dans la mélancolie et s’enfouit dans un quotidien déliquescent entre ivresse alcoolique et érotique.
            Le choix de cette destination repose en grande partie sur un rêve infantile : Samuel s’était inventé un pays imaginaire au bord de la mer Baltique. Durant les neuf mois de son séjour sur cette petite île plongée dans un hiver interminable, le jeune géographe part dans une aventure exploratrice des confins de cet angle-mort de l’Europe où ressurgissent des fragments des tragédies de l’Histoire. Le sens se dissout et le fil de la raison qui erre entre le passé douloureux du pays et les rêves cauchemardesques de Samuel se perd dans cet hiver monochrome blanc. Même si tout est fait pour gommer les traces de la violence et de la haine, « ici, il n’a pas fini d’en finir le XXe siècle ». En réalité, ce n’est pas avec la géographie que Vidouble a rendez-vous, mais avec l’Histoire. «La seule vraie frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire, n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une frontière profonde historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et des jambes, des cous, des cœurs, des langues et des cerveaux.» Dans cet enchevêtrement du réel et de l’hallucinatoire, on comprend que « les frontières ne sont pas dans la nature mais dans les têtes. »
            Emmanuel Ruben emmène ses lecteurs dans un à la fois voyage statique et mouvementé, déroutant et énigmatique qui nous confronte à des interrogations sur cette frontière semi-imaginaire ainsi qu’à la réflexion sur l’identité individuelle, nationale et européenne, nous guidant ainsi vers la « construction » et l’actualité des faits géopolitiques du monde présentement. Il s’agit d’une problématique sensible qui mérite de profondes et amples observations et qui ne se limite pas au continent européen mais pourrait être étendue au monde entier.
Récit romanesque, ce journal de bord emporte ses destinataires, pas à pas, sur des voies continentales et mentales, toujours dans ce tourbillon vrombissant entre le réel et le virtuel, tournant autour de cette phrase qui révèle que « la géographie peut être imaginaire, l’histoire ne l’est jamais ». On comprend ainsi ce que Samuel ignorait avant de le concevoir, et « c’est que les pays sans légendes n’existent pas – que tous les coins de la terre se valent, que l’exil est un mythe, l’asile notre séjour. »
                                                                                    Tonia Marroun
                                                                                    Université Saint-Joseph
                                                                                    Département des lettres françaises
                                                                                    Licence en Littérature Française

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