La ligne des glaces
Emmanuel
Ruben
Éd. Payot & Rivages, 2014, 320p.
Histoire… la seule
Géographie
« Tout le monde, ici, a l’impression de ne vivre
nulle part. » Ici, c’est dans le Nord, quelque part sur les bords de
la Baltique, en Grande-Baronnie, « une miette d’Europe » ;
le pays jamais nommé, «comme s’il n’avait
jamais existé avant 1991. Comme si 1991 était son année zéro».
Marqué
par les influences de tout le continent, nordiques, germaniques, russes et même
italiennes, ce pays dont on ne sait même pas s’il est d’Europe Centrale, du
Nord, de l’Est ou de l’Ouest n’est qu’un non-lieu aux contours indéterminés. Samuel
Vidouble, jeune diplomate en herbe, embarque comme volontaire international à
l’Ambassade de France pour ce petit pays mystérieux pour mission de délimiter
sa frontière maritime qu’aucun traité n’a jamais ratifiée, ou, plus précisément,
les frontières du dit pays aux jeux économiques cruciaux. Cette tentative de
cartographie s’avérant être irréalisable, impossible, vouée à l’échec, engendre
son propre effacement ; Samuel perd son enthousiasme, sombre dans la
mélancolie et s’enfouit dans un quotidien déliquescent entre ivresse alcoolique
et érotique.
Le choix de cette destination repose
en grande partie sur un rêve infantile : Samuel s’était inventé un pays
imaginaire au bord de la mer Baltique. Durant les neuf mois de son séjour sur cette petite île plongée dans un hiver interminable, le
jeune géographe part dans une aventure exploratrice des confins de cet
angle-mort de l’Europe où ressurgissent des fragments des tragédies de
l’Histoire. Le sens se dissout et le fil de la raison qui erre entre le passé
douloureux du pays et les rêves cauchemardesques de Samuel se perd dans cet
hiver monochrome blanc. Même si tout est fait pour gommer les traces de la
violence et de la haine, « ici, il n’a pas fini d’en finir le XXe
siècle ». En réalité, ce n’est pas avec la géographie que Vidouble a
rendez-vous, mais avec l’Histoire. «La seule vraie
frontière n’était pas sur les cartes, n’était ni naturelle ni arbitraire,
n’était pas une ligne rouge imaginaire mais une ligne rouge bien réelle, une
frontière profonde historique, mémorielle, corporelle, qui n’avait pas tranché
l’Europe car il n’y avait jamais eu d’Europe mais qui avait tranché des bras et
des jambes, des cous, des cœurs, des langues et des cerveaux.» Dans cet enchevêtrement
du réel et de l’hallucinatoire, on comprend que « les frontières ne sont pas
dans la nature mais dans les têtes. »
Emmanuel Ruben emmène ses lecteurs dans un à
la fois voyage statique et mouvementé, déroutant et énigmatique qui nous
confronte à des interrogations sur cette frontière semi-imaginaire ainsi qu’à la
réflexion sur l’identité individuelle, nationale et européenne, nous guidant
ainsi vers la « construction » et l’actualité des faits géopolitiques
du monde présentement. Il s’agit
d’une problématique sensible qui mérite de profondes et amples observations et
qui ne se limite pas au continent européen mais pourrait être étendue au monde
entier.
Récit romanesque, ce journal de bord emporte
ses destinataires, pas à pas, sur des voies continentales et mentales, toujours
dans ce tourbillon vrombissant entre le réel et le virtuel, tournant autour de
cette phrase qui révèle que « la géographie peut être imaginaire,
l’histoire ne l’est jamais ». On comprend ainsi ce que Samuel ignorait avant de le
concevoir, et « c’est que les pays sans légendes
n’existent pas – que tous les coins de la terre se valent, que l’exil est un
mythe, l’asile notre séjour. »
Tonia
Marroun
Université Saint-Joseph
Département
des lettres françaises
Licence
en Littérature Française
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